BUSTES féminins
Mon travail de crochet est basé sur le principe de répétition. Il doit avoir plusieurs mailles pour qu’il y ait un sens car la maille seule n’existe pas. C’est une pratique répétitive exécutée avec un matériau toujours semblable. Le principe est de nouer ou d’assembler un ou plusieurs fils en répétant un certain type de geste pour obtenir une surface continue. Commençant une sculpture, je crochète cinquante mailles et je joins les deux bouts pour continuer à monter. Avec un sac, je fais environs quatre centimètres et demi. Le crochet est un numéro huit. Après avoir crocheté deux sacs en répétant toujours le même mouvement, je décide d’augmenter chaque côté d’une maille afin de commencer les hanches. Je crochète alors un troisième sac, un quatrième, un cinquième, un sixième en augmentant d’une maille à chaque début de sac. La sculpture est assez haute, alors, je la pose et continue à travailler debout. Je rétrécis le dos afin de faire une taille fine. Puis après une dizaine de rangs, je crochète la poitrine devant et commence les augmentations pour les deux épaules : une de chaque côté jusqu’à la fin. Le fait de faire des augmentations et des diminutions rendent plus ludiques le fait de monter la sculpture donc je suis plus en alerte. N’ayant pas de règles précises, elles se déroulent selon l’observation que j’ai du corps senti, touché et vu. Voilà pourquoi les torses ne sont pas similaires. En adoptant ces gestes simples, je travaille le sac-poubelle de la manière la plus rudimentaire possible.
Le geste élémentaire, impératif, est en partie dépersonnalisé car il se répète, comme celui du tricotage. C’est l’itération, la répétition. L’exécution, le travail de répétition et de reprise, instaure un nouveau rapport avec le temps qui exige une concentration immense, une tension. Ce rythme obscur et énigmatique laisse sans réponse et sans voix celui qui le regarde, saisi par la beauté et son incomparable présence. Quand je décide de travailler les sculptures de corps, vu qu’il m’en faut plusieurs, je me bloque trois heures par jour sur une semaine. C’est un travail long et fastidieux. Pour éviter de me lasser, je m’oblige à cet effort. En tout, je travaille deux grands sacs poubelles noirs par jour. C’est une obligation.
A travers la répétition des mailles et des sculptures, un lourd travail s’organise. Cet engagement pèse très lourd. Tout mon corps souffre totalement dépendant des bandes de sacs poubelles noirs qui dégagent une odeur nauséabonde. Mes doigts, mon poignet et mon bras ont du mal à force de tirer les mailles à l’intérieur d’une autre très étroite pour bien serrer l’ensemble. Les bustes se forment au fur et à mesure. Mon ventre, la profondeur de mon corps se donnent à l’œuvre. Une vraie douleur mêlée à une obligation de créer tous les jours se mélange aux robes, aux mains, aux bustes noirs, brillants et sublimes
Lorsque je façonne mes formes en plastique noir, c’est par un mouvement très manuel presque jouissif qu’elles surgissent. Tout en bougeant très rapidement voire trop vite, mes mains désirent souvent finir rapidement le nombre de formes. Ceci peut être expliqué par le fait que je les équilibre après. J’aime aussi jouer avec leurs imperfections. Ces grands bustes peuvent être manipulés, pliés, repliés et dépliés. Ils sont plus durs à monter car ils demandent plus de matériau pour se tenir debout. La puissance du mouvement que doit effectuer mon poignet en tirant sur les larges bandes de sacs-poubelles pour les enfiler dans les mailles demeure très fatigante et fait très mal aux épaules, aux coudes, aux poignets et aux doigts. Devant être debout pour équilibrer les statues qui se tiennent le plus droit possible, la fatigue au niveau des jambes se fait aussi sentir.
C’est après tout le travail, quand la sculpture est finie et qu’elle prend une position particulièrement étonnante seule ou avec les autres. Enfin surgit la fierté de se les approprier. Les faire tenir en équilibre apporte la possibilité d’aménager des sculptures mouvantes dont les apparences changent en imposant des nouvelles formes extraordinaires.
Photos n&b : Jean François Lebeau